A une interview donnée au magazine japonais Exmusica en 2001 à propos de vos sources d'influences, vous disiez que vous ne pouvez les évoquer que "par fragments d'un puzzle mental à reconstituer", ce qui revient selon Roland Barthes que vous citez, à disposer "des pierres sur le pourtour du cercle". En dehors de votre intérêt pour la biologie, le Gagaku, la techno, pouvez-vous nous parler de l'attrait qu'exercent sur vous la littérature française et la photographie ?
Ma lecture de Roland Barthes m'a inspiré certaines oeuvres. "Intermezzi 1", pour flûte et piano, est constituée de sept courts fragments, comme des bribes d’idées musicales disposées autour d'un cercle imaginaire. J’ai voulu voir comment une émotion pouvait surgir de ces miettes. Ce n'est qu'ensuite que cette image m'a semblé assez bien décrire mon travail et l'univers de mes influences.
Ce qui m'attire dans la conception fragmentaire de ses livres, c'est que les textes, sans lien apparent entre eux, vont au fil de la lecture dévoiler la cohérence de la pensée de l'auteur, et tisser des correspondances secrètes entre des sujets de réflexion très divers. Il réussit par petites touches à opérer un saut vers l'unité. Je tends à rechercher quelque chose d'analogue dans la perception temporelle de ma musique.
Pour ce qui est de la Photographie, "la reproduction à l'infini d'un instant fugitif" se traduit, dans mes pièces "La chambre claire" et "Camera Lucida", par une pulsation binaire stable sur laquelle viennent se greffer de courtes phrases mises en boucle. Je peux moduler la masse sonore impliquée et la vitesse de reproduction pour simuler les variations de focale des lentilles et de la vitesse d'obturation de mon appareil photographique virtuel. De même, j'ai imaginé l'équivalent des perspectives visuelles et des reliefs par des variations progressives du tempo ou des dynamiques d'un groupe d'instruments par rapport au tutti de l'orchestre.
Que vous a apporté votre expérience de l'informatique musicale ?
Ma manière d'écouter la musique s'est enrichie à l'issue du cursus de composition et d'informatique musicale de l'IRCAM. Tristan Murail a attiré mon attention sur la notion d'"objet musical", c'est à dire ce qui est mémorisable pendant et après l'écoute. Mes recherches sur les manipulations sonores par ordinateur m'ont donné l'idée d'adaptations possibles pour les instruments traditionnels, notamment la synthèse croisée et le morphing sonore, ou comment passer d'un timbre à un autre de manière continue. Mon intérêt depuis "Si bleu, si calme" (1997) est d'exploiter des techniques issues de l'informatique musicale avec des moyens purement acoustiques.
Pouvez-vous nous parler de la conception que vous avez de votre rôle de compositrice du point de vue social ?
Rencontrer des personnes d'horizons différents à travers la musique est mon plus grand plaisir. Je souhaiterais écrire une musique capable de toucher les gens de mon époque, une musique qui soit un reflet du monde. Je veille donc à parler de ma musique sans exclure les personnes qui ne sont pas spécialement familières avec "la musique contemporaine". Je préfère partager des choses plus universelles plutôt que des techniques et processus compositionnels qui ne sont peut-être accessibles qu'aux spécialistes.
Je voudrais poursuivre ma recherche sur les mystères du monde, avec une vue ouverte et en restant vigilante. Je souhaite continuer la composition ainsi, en proposant différents angles de vision à la société.