Nouvelles de Royaumont été 2000 – No.5
Génétique Musicale
Ma démarche artistique se nourrit de curiosité et de réflexions sur des
domaines étrangers au mien - photographie, génétique, musiques populaires,
astronomie, cuisine -, c'est à dire que j'emprunte des principes et adapte pour ma
musique des systèmes qui parlent à mon imagination.
L'image photographique m'attire particulièrement, notamment le travail sur le
cadrage, la profondeur de champ, les éclairages, le mouvement et leurs
combinaisons. Ma pièce "La chambre claire" met en scène des effets de timbres, de
nuances, de décalages d'accents, un travail sur les registres instrumentaux, sur la
superposition de tempi différents dont l'oreille peut s'emparer pour inventer des
images. Roland Barthes, dans son essai sur la photographie, définit une dualité qu'il
nomme studium - environnement donné, support d'une scène visuelle -
et punctum - piqûre, coupure, irrégularité - pour décrire un cliché photographique
et les détails caractéristiques captés par l'instant, comme si un regard ou un
mouvement traversaient la surface du papier en un point précis. Une photographie
réussie ouvre ainsi à partir d'un objet figé un espace mobile à l'imagination.
Cette idée me semble très musicale et peut se rapporter à une anecdote de
György Ligeti: le compositeur se trouvait en haut d'un building à San Francisco,
enveloppé par un épais brouillard qui recouvrait entièrement la ville. De brèves
percées dans les nuages laissaient entrevoir le haut d'un bâtiment ou d'un clocher,
puis les recouvraient rapidement. Cette image lui a inspiré sa pièce "Clocks and
Clouds", où des sons se détachent d'une masse sonore indistincte pour y replonger.
La dynamique et la plastique des images peut ainsi être une source pour
l'invention de nouveaux mondes sonores.
Les sciences qui explorent le monde vivant - biologie, génétique, théories de
l'évolution - découvrent des principes universels qui éclairent mon travail
compositionnel, en particulier la loi de l'adaptation d'un organisme à son
environnement, qui est valable au niveau cellulaire et pour les organismes
complexes, pour les individus et pour les espèces.
Un être cellulaire est en contact avec son milieu par une membrane où
transitent des molécules chimiques, certaines bénéfiques et d'autres nocives. S'il est
incapable de s'en protéger - rejet, fabrication d'anticorps, fuite, enkystement - il est
appelé à disparaitre. De même une espèce, génération après génération, s'adapte
aux modifications climatiques, développe des organes de déplacement - nageoires,
ailes -, invente des techniques de camouflage et de lutte contre ses prédateurs; c'est
une condition indispensable à sa survie. De nombreuses espèces ont disparu sur
terre, d'autres ont évolué et continuent de perpétuer la diversité des formes vivantes.
J'ai conçu ma pièce "Chimera" à partir de ce principe: c'est un organisme
vivant, composé de cellules musicales - figures rythmiques, gammes, glissandi ... - et
animé d'une pulsation cardiaque. Des corps étrangers y sont introduits et vont
perturber son équilibre. Les éléments vont devoir cohabiter, entrer en conflit ou
modifier leurs métabolismes individuels, ce qui en retour affectera le corps dans son
entier. Les modes de transmission des messages chimiques, les mutations et
moyens de défense des cellules sont complexes à l'intérieur, mais plus lisibles à
l'échelle temporelle macroscopique.
Les individus ne sont que le véhicule de leurs gènes, mais leur reproduction
n'est jamais un clônage. J'y vois un équivalent musical, qui est le principe de
répétition et de variation. Je peux ensuite de manière libre et ludique trouver les
moyens d'adapter de tels systèmes à ma création.
Je trouve également un éclairage original à mes recherches musicales dans
les musiques populaires, notamment la techno: statisme / mouvement, dilatation /
expansion du temps perceptif, procédés de variation et de rupture, transformation du
son (filtrages électroniques, morphings sonores). Ces musiques fonctionnent autour
de quelques éléments simples: pulsation marquée, répétition de figures rythmiques
ou mélodiques, création d'un espace sonore virtuel grâce aux technologies
électroniques. La pulsation est une donnée immédiate, biologique de la perception,
qui ne nécessite pas l'intermédiaire de la pensée - battement de coeur, respiration,
cycles physiologiques. Dans ma musique, le soutien d'une pulsation n'est pas gratuit
mais permet de développer une complexité organique, qui sinon ne serait pas
vivante. Les musiques techno représentent aujourd'hui un réel foisonnement de
recherches sonores et structurelles, souvent empiriques mais porteuses pour
l'avenir. Il me semble intéressant d'adapter ces systèmes aux instruments
traditionnels, avec leurs contraintes spécifiques - les contraintes sont toujours un
stimulant à l'imagination - pour développer de nouveaux modes de jeu et nourrir mes
recherches musicales.
Misato Mochizuki